La violence et les religions
Jamais le lien entre violence et religion n’a sans doute été plus fréquemment évoqué. Est-il naturel ou illégitime ? Pourquoi l’histoire et l’actualité nous donnent-elles tant d’exemples de violences religieuses ? Et comment l’Eglise peut-elle se garder de ce fossé qui a si souvent séparé, dans ce domaine, son discours de sa pratique ?
Si l’on demandait à nos contemporains quel est, dans notre monde, le principal facteur de violence, beaucoup répondraient : la religion. Nous en serions sans doute choqués, mais à y regarder de plus près, il faudrait bien leur reconnaître quelques excuses. Ils ont dans la tête à la fois l’histoire du christianisme, avec ses croisades et ses guerres de religions, et l’actualité de ces dernières années dans laquelle des chrétiens, des musulmans, des juifs ou des hindous se sont affrontés et s’affrontent aujourd’hui en bien des lieux du globe.
On dira qu’en fait, il s’agit bien souvent de conflits ethniques ou nationaux et que la religion ne sert que de drapeau. Cette affirmation me semble à la fois vraie et un peu rapide. Prenons l’Irlande du Nord ou l’ex-Yougoslavie. Il est évident que ces conflits ont de très vieilles racines historiques et que la religion est un facteur identitaire plus que spirituel. Mais en même temps, ce facteur identitaire est souvent profond et se mêle intimement à leur attachement communautaire. On peut très bien imaginer qu’une foi réelle soit mélangée avec des facteurs moins spirituels pour aboutir à un mélange qui se révèle alors dangereux. La vraie question me semble être celle-ci : quels sont les éléments de la foi qui peuvent déboucher, souvent malgré l’enseignement du texte fondateur ou des traditions essentielles, sur la violence ?
Cette question soulève d’ailleurs un autre problème qui est également source de violence même lorsque les frontières sont en paix. Si l’on identifie le peuple et sa religion, celui ou celle qui change de religion, ou simplement la minorité qui prie autrement, deviennent alors des ennemis intérieurs, des traîtres qu’il est bon de stigmatiser et qui deviennent les victimes désignées des pogroms ou des manifestations violentes de haine. Ceux qui les agresseront le feront pour la plus grande gloire de Dieu. Bien des communautés chrétiennes – mais pas seulement ; cela pourrait être vrai, selon les latitudes, de la plupart des religions – souffrent aujourd’hui de discrimination et de violences pour cette raison aujourd’hui encore.
Il faut reconnaître qu’il est plus facile pour certaines religions de dire cela que pour d’autres. Les baptistes ont par exemple, depuis le 17ème siècle, mis l’accent sur la démarche personnelle et sur l’Église comme assemblée de « professants », de personnes qui professent leur foi. Ils ont milité, de même que les quakers, pour la liberté de conscience, même lorsqu’ils auraient été en mesure d’imposer leurs propres convictions à une société. Il ne faut surtout pas voir dans cette démarche une sorte de concession faite à l’air du temps. D’abord, à l’époque, l’air du temps était à l’intolérance et à la violence, et surtout, c’était pour des raisons religieuses qu’ils défendaient cette position. Pour eux, en effet, sans la liberté de ne pas croire, il n’y a pas de communauté sincère ; il ne peut y avoir qu’un conformisme religieux qui porte en lui l’hypocrisie comme les nuages la pluie.
Dès que nous quittons cette perspective de la foi comme responsabilité personnelle et de l’amour du prochain comme commandement premier au même niveau que l’amour de Dieu, nous ouvrons la porte à toutes les justifications des violences religieuses. Et tant que ces dimensions ne seront pas acceptées en entrées dans les mœurs de tous, les discours sur la religion comme facteur de paix resteront des discours...
Ne nous y trompons pas cependant, la violence a bien d’autres ruses pour s’immiscer dans les religions, y compris dans nos Églises. Le lien entre drapeau religieux et groupe identitaire est quelque chose de naturel et semble inscrit dans nos modes de fonctionnement depuis toujours. L’expérience le montre : il est possible d’avoir des convictions très évangéliques et, si cette sensibilité se trouve majoritaire, de retrouver, malgré les convictions théoriques, les vieux réflexes identitaires et éventuellement agressifs. En un mot, la paix restera toujours un combat, combat contre les tentations qui nous guettent, combat contre tous les vieux « démons » qui sont tapis à nos portes et qui ne demandent qu’un moment d’inattention pour transformer notre foi en attachement communautaire et identitaire dangereux. Tels que nous sommes, nous avons besoin et nous aurons sans doute toujours besoin de l’action de Dieu pour ne pas retomber dans les ornières de l’histoire et pour être disciples du Prince de la paix.
Source : Construire Ensemble | Louis Schweitzer |