La douleur

Publié le par Florymawit


La douleur

 

Malgré la loi et son code de déontologie, le corps médical est mal préparé à apaiser nos souffrances et méconnaît trop souvent l'usage de la morphine.

Conscient, le regard dilaté, Jean-Roger C. souffre du cancer qui va l'emporter dans quelques jours. Les poignets attachés aux montants de son lit d'hôpital, il ne peut bouger. Mais il parle, d'une voix affaiblie, pour dire qu'il a mal. Interrogée, l'infirmière répond qu'on administre au malade, chaque jour, des gélules de Di-Antalvic, un antalgique central classé «faible» dans la nomenclature internationale de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Beaucoup moins actif, donc, que la morphine, qui appartient à la classe des antalgiques «forts».
Cela se passe au mois d'avril 1996, au CHU Saint-Antoine, à Paris. Un établissement sérieux, doté depuis plusieurs années d'un centre de consultation de la douleur dans lequel exerce le Dr François Boureau. Ce dernier intervient-il dans les services où sont hospitalisés des patients qui souffrent des suites d'une opération chirurgicale ou d'un cancer en phase terminale?

- Oui, répond le Dr Boureau. Nous disposons d'une équipe mobile douleur et soins palliatifs, qui collabore avec les praticiens des services concernés.
- Mais alors, dans le cas de Jean-Roger, pourquoi avoir négligé sa souffrance?
- Il arrive que le malade n'exprime pas clairement sa douleur, ou que celle-ci n'ait pas été bien évaluée par le personnel soignant.

En d'autres termes, si le patient est abandonné à sa souffrance, c'est un peu sa propre faute. Propos moins cyniques que l'on pourrait le croire. En effet, tous les membres des équipes hospitalières déplorent cette sorte d'inaptitude des malades à dire qu'ils ont mal. «Certains cancéreux ou sidéens préfèrent taire leur douleur, de peur qu'elle ne soit interprétée comme une aggravation de leur maladie. Ils craignent d'être alors considérés comme irrécupérables», explique un spécialiste de médecine interne. «D'autres sont prostrés, repliés sur cette douleur qu'ils ont parfois honte d'exprimer tant elle leur paraît bizarre, folle, ou difficilement communicable», confirme, dans Autrement, le Dr Catherine Marquez, anesthésiste à Cochin. Bref, considéré au mieux comme stoïque, au pire comme simulateur, le malade est condamné à endurer sa souffrance.

Une enquête réalisée auprès de 600 généralistes et 300 cancérologues, récemment publiée dans la revue Cancer, nous apprend que, malgré les efforts d'information et les recommandations de l'OMS, les médecins français hésitent encore à prescrire de la morphine pour les douleurs liées au cancer. Une autre étude, menée à l'hôpital gérontologique de Limeil-Brévannes (Val-de-Marne), montre que la douleur des sujets âgés est à la fois sous-évaluée et sous-traitée.
Rien n'aurait-il donc changé depuis 1994? Cette année-là, Lucien Neuwirth, sénateur de la Loire, inaugure une croisade. Il révèle notamment que la France se situe au 40e rang mondial des pays utilisateurs de morphine pour le traitement de la douleur. Aussitôt, Philippe Douste-Blazy, alors ministre délégué à la Santé, réclame l'organisation, dans chaque faculté de médecine, d'un enseignement préparant les futurs praticiens à l'usage, apparemment méconnu, des antalgiques les mieux adaptés. Il demande, en outre, la reconnaissance par la nomenclature des actes médicaux des traitements mis en oeuvre contre la douleur. Il est aussi prévu d'accroître le nombre de consultations spécialisées en ce domaine et de banaliser l'emploi du carnet à souches des médecins, afin de leur faciliter la prescription des médicaments morphiniques.

Qu'en est-il, deux ans plus tard, de ces saines intentions? Responsable d'une consultation de la douleur à l'institut mutualiste Montsouris, à Paris, le Dr François Larue dresse un bilan mitigé des progrès enregistrés dans la lutte contre la douleur: «En 1994 et 1995, les choses ont bougé, dit-il. On est passé des déclarations d'intention aux actes.» Actes essentiellement administratifs, dont l'énumération laisse perplexe. Exemples: la loi hospitalière du 4 février 1995 donne mission aux établissements de santé de prendre en charge la douleur des patients. Préoccupation manifestement jugée superflue jusqu'alors. Afin que nul n'ignore cette règle humanitaire qui relève de la plus élémentaire compassion, elle figure en tête de la Charte du patient hospitalisé, affichée dans tous les services. Sans doute a-t-elle échappé aux regards des médecins de Jean-Roger C.

Des préceptes sadiques
Il est vrai que tout praticien est censé connaître - par coeur - son code de déontologie. Cette bible de l'éthique médicale, réactualisée par un décret de septembre 1995, énonce (article 37): «En toutes circonstances, le médecin doit s'efforcer de soulager les souffrances de son malade.» Texte surprenant. A le lire on pourrait croire qu'il a fallu attendre ces nouvelles règles pour que les praticiens français renoncent enfin aux préceptes des maîtres du siècle dernier. Préceptes éminemment sadiques. Ainsi, en 1847, François Magendie s'opposait-il à l'anesthésie, accusée, selon cet éminent physiologiste, de «réduire les patients à l'état de cadavres que l'on coupe impunément et sans aucune souffrance». Plus près de nous, entre les deux guerres, Georges Duhamel, chirurgien et écrivain, faisait encore l'éloge de la souffrance: «Elle donne la mesure de l'homme.» Sur un plan plus technique, et jusqu'à la fin des années 70, la douleur n'était enseignée aux futurs praticiens que sous l'aspect d'un mal nécessaire, comme symptôme révélateur de la maladie.

Ces temps sont heureusement révolus. Les médecins de l'an 2000 seront, dès la faculté, formés au traitement de la douleur grâce à des séminaires obligatoires, spécialement organisés à cette fin. Ainsi en a décidé une circulaire conjointe du directeur général de la Santé et de son homologue de l'Enseignement supérieur. Ces stages seront effectifs à partir de la rentrée universitaire d'octobre 1996.

De même, à l'intention des médecins déjà installés, un guide - élaboré par l'Agence nationale pour le développement de l'évaluation médicale (Andem) - précise les recommandations concernant la prise en charge de la douleur liée au cancer et au sida. En insistant, notamment, sur le fait qu'une douleur intense doit inciter à la prescription de morphine. Bref, parodiant la célèbre phrase de Saint-Just, on pourrait dire que, en France, la douleur est une idée neuve. En effet, il aura fallu attendre 1994 et 1995 pour que les souffrances physiques subies par les malades soient enfin prises en compte dans des textes officiels.

«Ces textes étaient nécessaires, mais ils ne sont pas suffisants, commente le Dr François Larue. En outre, il reste encore beaucoup à faire. Par exemple, un lourd silence continue de peser sur la simplification des carnets à souches, indispensables à la prescription des produits morphiniques. Mais, surtout, les restrictions financières aboutissent à un paradoxe: on sensibilise le corps médical afin de l'inciter à lutter efficacement contre la douleur, mais on ne débloque pas un centime de plus pour lui permettre d'agir dans ce sens.»

«Mauvais calcul»
Ce que confirme le Dr Boureau, de l'hôpital Saint-Antoine. Ce pionnier des consultations antidouleur n'a aucun statut officiel. Que surgisse le moindre problème budgétaire et son poste sera supprimé. «Là, dit-il, se situe le noyau dur des difficultés auxquelles on se heurte. Hors des discours sur la lutte contre la douleur, cette mission n'est pas vraiment considérée comme une priorité.»

Autrement dit, les moyens affectés à la prise en charge des souffrances subies par les malades sont loin de correspondre aux intentions généreuses exprimées dans les documents politiques et administratifs. Ainsi certains médecins-conseils de la Sécurité sociale refusent-ils purement et simplement de rembourser les traitements de douleurs chroniques effectués par neurostimulateur. Considérée comme un luxe, cette technique n'est pas inscrite à la nomenclature des actes médicaux.

«Mauvais calcul, constate le Dr Vincent Fouques-Duparc, autre militant de la lutte antidouleur. L'hypocrisie qui fait obstacle à un meilleur remboursement des traitements n'est pas rentable, même sur un plan strictement économique. Négligée, la douleur se venge: elle entraîne une répétition d'examens de laboratoire, de radiographies, sans parler des arrêts de travail et des thérapies inadaptées, qui sont à l'origine de maladies iatrogènes. Tout cela finit par coûter plus cher que des soins appropriés et entrepris dès l'apparition des premiers symptômes.»

D'autres obstacles plus difficiles à percevoir ralentissent la mise en oeuvre d'une meilleure prise en charge de la douleur. Ils ne sont pas mentionnés dans les rapports officiels. On les évoque à voix basse dans certains services hospitaliers, en particulier en chirurgie digestive. Ici, la douleur du patient constitue encore un instrument de travail du médecin, un élément clef du diagnostic et de la surveillance des lésions, lors du suivi postopératoire. Difficile, voire impossible, dans ces conditions de prescrire de la morphine. Il ne s'agit pas en l'occurrence d'un acharnement sadique de la part des médecins, mais d'un recours à la douleur comme indicateur clinique de l'état du malade.

Si les praticiens restent discrets sur cet aspect de leur activité, c'est parce qu'ils redoutent d'être mal compris par les patients et leurs familles, et par une opinion publique désormais alertée grâce aux campagnes de lutte contre la douleur. «Cette médiatisation, constate le Dr François Larue, a eu des effets pervers qui ont agacé quelques médecins.» Ces derniers, par crainte d'être impopulaires, préfèrent donc se taire.

En revanche, ces mêmes campagnes d'information ont profondément modifié le comportement des usagers. «Désormais, remarque le Dr Pierre-Henri Julien, directeur d'une clinique chirurgicale, il arrive souvent que des patients s'inquiètent de savoir, avant de se décider à subir une opération, si nous les traiterons contre la douleur. Certains d'entre eux s'adressent à nous parce qu'ils pensent que l'hôpital public se soucie moins de ce genre de préoccupation.» En réalité, il ne semble pas que les établissements privés soient, dans le domaine de la douleur, mieux lotis que les hôpitaux publics. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle plusieurs chaînes de cliniques travaillent actuellement à une réorganisation de leur mode de fonctionnement. Motif: répondre à cette nouvelle demande du public, qui associe étroitement prise en charge de la douleur et qualité des soins.

Qu'il soit hospitalisé dans le public ou dans le privé, le patient doit aujourd'hui savoir que la question de la douleur fait partie du dialogue qui précède toute décision thérapeutique. Aussi le malade ne doit-il pas craindre d'aborder le sujet avec son médecin, son chirurgien, son anesthésiste. Sans hésiter à manifester son inquiétude. Mais, au-delà de cette relation individuelle, le patient est aussi un consommateur dont l'opinion va peser de plus en plus sur le marché de la santé.

D'où cet avertissement du Pr Claude Béraud, publié dans Impact Médecin: «Le jour où les patients sauront que le centre dans lequel ils doivent se faire soigner ne répond pas aux exigences élémentaires de sécurité et d'efficacité, ils iront ailleurs.» Il est évident que la prise en compte de la douleur fera désormais partie de ces exigences.

Par Badou Gérard,

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